Le rôle de la lenteur dans l’intimité est souvent sous-estimé. Art de vivre aux antipodes de nos modes de vie pressés qui nous focalisent sur la productivité et la rentabilité, la lenteur est délaissée parce qu'on lui oppose à tort l'efficacité, le progrès, la rentabilité. Pourtant, s'avoir s'absorber dans la lenteur, c'est maîtriser l'art de la délectation. La lenteur est donc intimement liée au plaisir, et nous y reviendrons, au désir. Lenteur de la séduction, de la première rencontre, des suivantes. Prendre le temps de savourer ces étapes dans un monde si pressé de conclure. La lenteur, évidemment au niveau individuel mais également dans toutes les étapes de la relation, est un apport plein de potentiel.
Lenteur et sexualité, tout d'abord. La lenteur permet de lâcher-prise sur les objectifs de performance qui viennent souvent abimer l’expérience de plaisir. Pouvant aller jusqu’à l’immobilisme, la lenteur agit comme un amplificateur. Le ralentissement s’accompagnant souvent d’une qualité de présence corporelle amplifiée, la perception sensorielle s'affine, ce qui résulte en leur démultiplication : une bien plaisante conséquence découlant d'une posture physique et psychologique allant à l’encontre du « faire ». Les sociétés modernes mettent l'accent à outrance sur la productivité : il faut être productif, c'est-à-dire performant et rentable. Ralentir, c'est rompre avec un diktat qui nous éloigne de notre être en voulant en faire une machine à faire. Le culte de la performance en matière de sexualité est un sujet bien connu : c'est lui qui nourrit les anxiétés autour de la taille du pénis, des seins, des fesses ou autres mensurations et le mythe du "meilleur coup". Il peut donc résulter en des baisses de libido, mauvaise image de soi, dysfonctions érectiles et dyspareunies dues à un stress psychosomatisé.
Lenteur et plaisir, donc. Parce que la lenteur rompt avec ce stress de faire toujours mieux, elle redonne accès au plaisir, à la curiosité. Il ne s'agit plus d'aller droit au but avec l'efficacité robotique d'un automate bien dressé, mais de savourer, au gré de son propre érotisme, au gré de sa profonde sensibilité, ce qui appelle à prendre le temps. Peut-être ce baiser s'étendra-t-il de longues minutes ; peut-être cette caresse, avançant millimètre par millimètre, durera-t-elle plus longtemps encore, ouvrant les portes d'un plaisir d'autant plus enchanteur qu'elle se savoure elle-même. Prendre le temps, c'est donc savourer ce qu'on a perdu l'habitude non seulement de voir mais d'apprécier. C'est faire d'une destination ce qu'on prenait pour une rapide étape. Le sexe oral en est un exemple flagrant : carrément qualifié de "préliminaire", il était effectivement perçu comme une étape, un moyen donc, et non une fin. Ralentir en matière de sexualité, c'est faire de chaque moment d'intimité une fin érotique et amoureuse en soi.
Lenteur et désir, enfin. La lenteur, à travers l'accès au plaisir, donne accès au désir. En mettant en avant la productivité, la société moderne donne des objectifs, et une marche à suivre. Bien loin du désir, ce processus transforme le vivant en obéissant, et le désir est alors supplanté par l'objectif. Dès lors, nous agissant en vue d'obtenir, et dans cette course à la réussite, ratons l'essentiel. Le désir, donc : je ne parle pas du désir extériorisé, qui, frustré, résultera en souffrance, mais du désir enthousiaste, de cette sensation d'attraction vivante, à l'intérieur, qui fait vibrer et met en mouvement. Ce désir-là forme une boucle sur lui-même, puisque la jouissance ne vient pas de l'obtention d' l'objet désiré, mais du simple fait de désirer.
Sexualité, plaisir, désir. Ralentir, c'est donc revenir à notre vivant, à ce qui vibre en nous. Il y a l'abondance derrière le ralentissement. Abondance dans cette capacité nouvelle à savourer, capacité qui s'auto-alimente puisqu'elle réenchante non pas ce qui est vu ou touché, mais celui-là même qui voit, et qui touche. Réenchantement de l'intérieur, qui colore et redore ce sur quoi il se pose.
L'odalisque allongé, Benjamin Constant (fin-de-siècle), musée d'Orsay